CHAPITRE QUATRE
Autrefois, cela avait été une splendide demeure victorienne en briques rouges, avec des colonnes blanches décorant le fronton. Aujourd’hui, les peintures avaient besoin d’être refaites et les marches s’écroulaient. C’était là que se trouvait la boutique des Cobb. Les baies vitrées de part et d’autre de l’entrée étaient garnies d’objets en verre de couleur et de tout un bric-à-brac. Après la vente, Qwilleran accompagna Mrs. Cobb chez elle.
— Jetez un coup d’œil dans notre magasin, pendant que je monte voir si l’appartement est présentable. Nous y avons entassé tant de meubles au cours des deux derniers mois !
— Il est donc vacant depuis octobre ? Qui était le dernier locataire ?
— Andy Glanz, dit-elle, d’un ton d’excuse. J’espère que vous ne voyez pas d’inconvénient à prendre sa suite.
Elle disparut dans l’escalier et Qwilleran entra dans une pièce de belles proportions, remplie d’objets variés, en plus ou moins bon état. La pièce suivante était encombrée : de fragments architecturaux, cheminées et : colonnes de marbre, vitraux, grilles en fer forgé, rampes d’escalier. Enfin, il se trouva dans une salle pleine de lits en cuivre, de berceaux anciens, de vieilles malles. Il y avait même un bar en acajou, avec une rampe en cuivre, provenant, de toute évidence d’un « saloon » du début du siècle. Derrière ce bar se tenait un homme en chemise rouge, mal rasé et beau garçon, qui se mit à surveiller le journaliste avec hostilité. Celui-ci l’ignora et prit un livre sur l’une des tables. Les lettres dorées de la couverture de cuir avaient été effacées par le temps. Il l’ouvrit pour lire le titre.
— Ne touchez pas à ce livre, grommela Cobb, ou alors achetez-le.
— Comment saurais-je si je veux l’acheter, sans même en avoir vu le titre ?
— Au diable le titre. Si le livre vous convient, prenez-le. Autrement, gardez les mains dans vos poches. Combien de temps croyez-vous que cette reliure ancienne résistera si tous les curieux se permettent de la tripoter ?
— Combien en voulez-vous ?
— Je ne crois pas que je sois décidé à le vendre. Pas à vous, en tout cas.
Des clients étaient entrés et écoutaient, amusés par la mine déconfite du journaliste qui sentit la colère le gagner.
— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-il. Je suis un client comme un autre. Vous n’avez pas le droit de faire de discrimination. Je pourrais signaler le fait, on vous enlèverait votre patente. Cet endroit est un véritable nid à rats et la ville devrait le faire démolir. Et maintenant, combien voulez-vous pour ce vieux bouquin ?
— Quatre dollars, juste pour que vous fermiez votre grande gueule.
— Je vous en donne trois, répliqua Qwilleran, en posant les billets sur la table.
Cobb les ramassa, les rangea dans son portefeuille et remarqua à la cantonade :
— Il y a plus d’une façon de plumer un pigeon.
Qwilleran ouvrit le livre qu’il venait d’acheter. C’était Les Œuvres du Révérend Dr. Ishamael Higginbotham, sur l’importance de la doctrine divine, expliquée avec clarté et une extrême brièveté.
Mrs. Cobb fit irruption dans la pièce.
— J’espère que ce vieux sacripant ne vous a pas embobiné pour vous forcer la main, s’inquiéta-t-elle.
— Taisez-vous, madame, lui ordonna son mari dignement.
— Venez prendre une tasse de café, pendant que Cornball Cobb se consume de jalousie, proposa l’épouse.
Elle montra le chemin, montant l’escalier en ondulant de ses hanches rondes.
— Ne faites pas attention à C. C., dit-elle, par-dessus son épaule. C’est un petit plaisantin, mais il n’est pas méchant.
Le palier spacieux du premier étage était encombré d’un amoncellement de vieilles chaises, tables, buffets et armoires. Plusieurs portes donnaient accès aux logements privés.
— Notre appartement est de ce côté, indiqua Mrs. Cobb, en désignant une porte ouverte d’où parvenait la musique d’un poste de radio. Par ici, nous avons deux appartements plus petits. Ben Nicholas habite celui du devant. Pour lui, c’est pratique, car de sa fenêtre il peut surveiller son magasin. L’autre est plus tranquille parce qu’il donne sur la cour.
Qwilleran suivit Mrs. Cobb et entra dans une grande pièce carrée, avec quatre hautes fenêtres et une effarante collection de vieux meubles. Son regard alla d’un ancien orgue de salon à une paire de chaises dorées, s’attarda sur une table ronde à l’équilibre instable, drapée d’un châle brodé, supportant une lampe à huile.
— Vous aimez les antiquités, j’espère ? demanda l’hôtesse, avec anxiété.
— Pas précisément, répondit-il, dans un élan de sincérité. Qu’est-ce que cela représente ?
Il désignait un fauteuil équipé d’une armature métallique et d’un appui-tête en cuir.
— C’est un vieux fauteuil de dentiste, vraiment très confortable pour lire. On peut le manœuvrer avec les pieds. Le tableau au-dessus de la cheminée est un bon primitif américain.
Avec une expression admirablement contrôlée, Qwilleran étudia le portrait d’une arrière-grand-mère vêtue de noir, aux lèvres minces et dont les yeux gris contemplaient le monde avec désapprobation.
— Vous avez remarqué le lit ? s’enquit Mrs. Cobb, enthousiaste. Il est vraiment unique. Il vient du New Jersey.
Le journaliste se retourna et resta sans parole. Le lit placé contre le mur avait la forme d’un cygne, une extrémité portait le cou et la tête sculptée de l’animal, et l’autre se terminait par une queue.
— Sybaritique, déclara-t-il avec froideur, et son hôtesse éclata de rire.
Une seconde pièce avait été divisée en cuisine, vestiaire et salle de bains.
— C. C. a installé la salle de bains lui-même, dit-elle. Il est adroit de ses mains. Aimez-vous faire la cuisine ?
— Non. Je prends la plupart de mes repas au Club de la Presse.
— La cheminée tire bien et vous pourrez brûler le bois qui est dans la remise. Est-ce que cela vous plaît ? Je loue généralement cent dix dollars par mois, mais pour vous ce sera quatre-vingt-cinq dollars.
Qwilleran regarda autour de lui et mordit sa moustache, en réfléchissant. Ce mobilier lui soulevait le cœur, mais le montant du loyer convenait parfaitement à sa situation économique.
— J’aurais besoin d’une table pour écrire, d’une bonne lampe de bureau et d’un endroit pour ranger mes livres.
— C’est facile. Je peux vous procurer tout cela.
Il essaya le lit et le trouva suffisamment confortable. Le châssis reposant sur le sol n’offrirait aucune tentation à deux chats fureteurs.
— J’ai oublié de vous en informer, j’ai deux chats siamois.
— Tant mieux. Ils nous débarrasseront de nos souris.
— Hum, je crains qu’ils ne les apprécient que sautées aux petits oignons !
— Comment s’appellent-ils ? demanda-t-elle, en riant de sa boutade.
— Koko et Yom-Yom. Le véritable nom de Koko est Kao K’O Kung.
— Oh ! excusez-moi une minute, dit-elle, en sortant de la pièce en courant.
Elle revint quelques instants plus tard, en expliquant qu’elle avait un gâteau dans le four. Une bonne odeur de pommes cuites et de vanille vint, du reste, confirmer ses dires.
Pendant que Mrs. Cobb redressait les tableaux et essuyait la poussière, Qwilleran examina l’installation sanitaire. La salle de bains avait une baignoire archaïque, avec des pieds en forme de serres, des robinets désuets et quantité de tuyaux. Toutefois, dans la cuisine le réfrigérateur était neuf. Le vestiaire lui plut, car l’un des murs était entièrement revêtu d’étagères encastrées, garnies de volumes reliés en vieux cuir.
— Si vous désirez utiliser ces étagères pour un autre usage, nous enlèverons ces livres, promit Mrs. Cobb. Nous les avons trouvés au grenier. Ils appartenaient à l’homme qui a fait construire cette maison, il y a plus de cent ans. C’était un directeur de journal, bien connu pour ses idées abolitionnistes. Cette maison est historique.
Qwilleran nota quelques noms : Dostoïevski, Chersterfield, Emerson.
— Inutile de déménager ces livres, Mrs. Cobb. J’aimerai peut-être les parcourir.
— Alors, vous prenez l’appartement ? dit-elle, en souriant gaiement. Bravo ! Nous allons célébrer cela en buvant une tasse de café.
Un moment plus tard, Qwilleran était assis sur une chaise dorée, devant une table bancale, plongeant, avec délices, sa fourchette dans un gros gâteau recouvert de raisins secs. Mrs. Cobb regardait d’un air satisfait son futur locataire dévorer sa pâtisserie jusqu’à la dernière miette.
— Un peu plus ?
— Je ne devrais pas, dit-il, en considérant sa ceinture avec inquiétude.
— Oh ! vous n’avez pas de souci à vous faire pour votre ligne.
— Sans plus de manière, il attaqua la seconde portion de gâteau, pendant que Mrs. Cobb lui expliquait les joies de vivre dans une vieille maison.
— Nous avons un fantôme, annonça-t-elle gaiement. Une jeune femme aveugle qui a vécu dans cette maison et s’est tuée en tombant dans l’escalier. C. C. prétend qu’elle est fascinée par mes lunettes. Quand je vais me coucher, je les pose sur la table de chevet et, le matin, je les retrouve sur la commode ou sur le bord de la fenêtre. Un peu plus de café ?
— Merci. Il est très bon. Est-ce que vos lunettes se déplacent toutes les nuits ?
— Seulement quand la lune est pleine.
Elle parut songeuse et reprit :
— Avez-vous remarqué tous ces phénomènes qui se sont produits à la vente, cet après-midi ? Le vase de Sèvres, le lustre et ce trumeau… Je me demande…
— Quoi donc ?
— On aurait dit que l’esprit d’Andy protestait…
— Croyez-vous à ce genre de choses ?
— Je ne sais pas. Oui et non.
— Qu’est-ce qu’Andy pourrait essayer de nous communiquer ?
Qwilleran avait une expression d’amicale sympathie. Il possédait le don de s’attirer les confidences des personnes les plus réticentes. Mrs. Cobb gloussa :
— Il protestait probablement parce que le commissaire-priseur ne faisait pas assez monter les enchères !
— Tous les brocanteurs ont l’air de penser que la mort d’Andy est due à un accident, mais ce matin, j’ai rencontré quelqu’un qui prétendait que c’était un meurtre.
— Non. C’était bien un accident. La police l’a reconnu. Et cependant…
— Oui ?
— Eh bien, il est étrange qu’Andy ait été aussi distrait pour glisser et tomber sur cet épi. C’était un homme très prudent.
— J’aimerais en apprendre davantage sur lui, mais il faut que j’aille chercher mes bagages et les chats.
— Je suis bien contente que vous vous soyez décidé. Ce sera chic d’avoir un journaliste chez nous.
Elle lui remit la clef de la porte d’entrée et accepta un mois de loyer.
— Personne ne ferme les portes de l’étage, mais si vous désirez une clef, je vous en trouverai une.
— Aucune importance, je ne possède pas le moindre objet de valeur.
— De toute façon, Mathilda traverse les murs.
— Qui cela ?
— Mathilda, notre fantôme, dit-elle, en lui jetant un regard malicieux.